Montpellier le 26 octobre 1997


    Né d’une famille d’enseignants, mon père était un de ces fameux « hussards noirs de la république », j’étais tout désigné pour embrasser la même carrière. Et en 1953 j’intégrais naturellement l’École Normale de Constantine en Algérie, en quatrième année professionnelle. J’ai donc eu le plaisir (c’était vrai et général à l’époque !) d’enseigner, en connaissant l’expérience enrichissante et rare de faire le bled algérien ; je vous livre les impressions ressenties au cours de cette année exceptionnelle pour moi, dont je garde un souvenir impérissable.


    LA NOMINATION.


    JUIN 1954 ! l’année professionnelle se termine pour ma promotion. Nous sommes dix huit normaliens, six d’entre nous sont de confession musulmane. Nous formons une équipe soudée, les relations amicales l’emportent sur les éventuelles différences de caractère et tous nous avons la foi, persuadés que nous allons jouer un rôle important dans la formation des jeunes qui nous seront confiés.


    Pour l’instant nous sommes groupés dans l’amphithéâtre, légèrement anxieux, car nous allons connaître notre première affectation. Quatre d’entre nous ont adopté une formule originale pour des normaliens : ils ont souhaité être affectés en poste double, c’est à dire qu’ils enseigneront dans une école où n’exercent que deux « maîtres ». Ils ont pour noms Bertot Paul, Fiorio Roger et Khecha Ahcène, Spenatto Alain. Nous avons en commun un réel attrait pour le « bled », un goût certain pour le football que nous avons pratiqué tout au long de l’année et nous avons été inséparables dans nos loisirs du dimanche. Deux d’entre nous parlent couramment l’arabe, Khecha Ahcène dont c’est la langue maternelle et moi-même, qui l’ai apprise dans la rue avec les gamins du quartier et perfectionnée au lycée. Nos pensons donc être à l’aise dans les campagnes.


    Aucun des « collègues » ne s’attend à être dans une « capitale », j’entends par là, Constantine, Bône ou Philippeville par exemple. Mais tout de même ce qui nous tombe sur la tête est une véritable douche froide. Alors que tous les autres obtiennent Batna, Mila Sétif, qui sans être de petits Paris, recèlent au moins un restaurant, voire un cinéma, les quatre mousquetaires sont nommés à Mouzlia pour Bertot, Fiorio et Tachouda pour Spenatto, Khecha. Kek kcé kça ? dirait on en « pataouète » ! Notre Directeur Ernest Gros dit « Nénesse », ne daigne pas donner d’explications et quitte la salle. Et nous voilà l’objet de l’attention générale, voire d’un peu d’ironie dénuée toutefois de méchanceté.

    Pour être francs nous sommes quelque peu refroidis. Certes nous ne nous attendions pas à un gros bourg, mais ces noms sont totalement inconnus de nous tous, pourtant authentiques « pieds noirs » ! Alors une seule solution : la Poste. L’un d’entre nous s’y rend. Et là plus de mystère : Mouzlia et Tachouda sont des douars de la commune mixte de Fedj-Mzala.


    Nous faisons un peu grise mine car Fedj-Mzala il faut déjà s’y rendre. Pas de chemin de fer, uniquement un car que n’empruntent d’habitude que des fellahs en burnous. Aucun d’entre nous ne possède de voiture et il va pourtant falloir y aller. Nous allons aviser, mais après tout nous l’avons bien cherché, alors tant pis pour nous.0 il n’empêche : pour Bertot qui est de La Calle (frontière tunisienne), pour Spenatto et moi Philippevillois, et pour Khecha Djidjellien le chemin sera long et rude. Mais nous verrons bien.


    LA DÉCOUVERTE.


    Pas question d’attendre le 1° octobre pour découvrir le poste. M. Spenatto père, magnanime prête à son fils sa Citroën traction avant, Khecha rejoint Philippeville et nous voilà partis le 29 ou 30 juin (je ne me souviens plus exactement) reconnaître le lieu de nos futurs exploits. Le soleil tape dur sur la route poussiéreuse qui par Constantine, Mila, Redjas nous conduit à Fedj-Mzala, petit bourg doté tout de même de deux auberges tenues par deux pieds noirs, de deux épiceries tenues par des soufis et d’une administration mixte, c’est à dire pas de maire mais un administrateur et quelques gardes musulmans faisant office de maghzen. Un véritable paradis à côté de nos postes, pensons nous. L’administrateur nous reçoit et nous informe que Mouzlia ne se trouve qu’à 6,5 km du village. Mais à pied ou à dos de mulet c’est possible, ajoute-t-il pour nous réconforter. Paul et moi nous n’en menons pas large ! Nos copains Ahcène et Alain soufflent un peu, car leur dit-il, Tachouda est loin (23 km), mais sur une route goudronnée qui mène à Saint-Arnaud. Un car passe là deux fois par semaine. Il est visible qu’ils seront en terrain civilisé et nous dans la brousse ! J’exagère un peu, mais ce n’est pas loin de ce que nous pensons, d’autant que M Spenatto a promis à son fils de lui prêter une « Juvaquatre » achetée d’occasion pour l’année scolaire ; ils seront donc moins isolés que nous, mais tout de même pas à la fête !


    Alain, avec beaucoup de confiance en la solidité de la traction avant, se lance sur la piste de Mouzlia. Avance lente pour ne pas crever le carter sur une roche saillante ; on croise de ci de là un fellah sur son mulet qui nous regarde avec étonnement. Et au détour du chemin, légèrement en contrebas, l’émerveillement : oui je dis bien l’émerveillement, car dans un univers chaotique où s’entremêlent champs de céréales, rochers, buissons sur un versant très pentu, l’École se dresse toute neuve ou presque à coté d’une mechta comportant de nombreux gourbis.


    Le contraste est frappant entre cette construction moderne et fonctionnelle (nous le découvrirons plus tard), son crépi rosé brillant sous le soleil de plomb, et les habitations modestes et ancestrales qui la bordent. Seule la France, pensai-je à ce moment là, est capable de faire aussi bien dans un lieu perdu au nom de la Culture et de la nécessaire Instruction Publique. Nous sommes un peu revigorés et nous descendons vers l’habitation.


    Les deux instituteurs qui terminent l’année scolaire, viennent à notre rencontre, chapeau de brousse (oui je dis bien chapeau de brousse !) sur la tête ; ils préparent leurs valises pour le départ car ils sont affectés ailleurs. Ce sont des intérimaires, surpris de voir des Normaliens les remplacer. Ils sont d’autant plus surpris quand ils apprennent que nous sommes volontaires (en vérité nous « étions » volontaires, nous le sommes un peu moins maintenant, mais plus question de reculer). Ils nous rassurent sur l’hospitalité des habitants, et nous font visiter le logement.


    LE CADRE DE VIE.


    Le logement comprend deux chambres, une salle de séjour assez vaste, une cuisine et une salle d’eau fonctionnelle, sauf que l’eau n’est pas courante, il faut remplir le réservoir sur le toit. Mais quand il ne pleut pas, on peut pomper dans un puits jamais à sec. Il faut de l’huile de coude, mais nous aplanirons vite la difficulté en employant un jeune désœuvré du douar, content de trouver là quelques subsides. L’appartement est très correctement meublé, et la construction adaptée permet de bénéficier d’une fraîcheur relative. Pour l’hiver, il faudra utiliser la cheminée dans la salle de séjour ; l’administrateur a tout prévu et la remise attenante est largement pourvue en bûches toutes coupées.


    Le gros problème sera pour le ravitaillement. Certes il faudra aussi faire notre popote. Pour l’instant je n’y connais rien, mais pendant les mois d’été je me promets de demander des cours à ma mère, Paul à la sienne. Il est certain qu’il nous faudra aller chercher à dos d’homme le ravitaillement au village, une ou deux fois par semaine. Nos prédécesseurs disposaient d’une motocyclette, luxe impensable pour Paul et moi, dont les parents ne peuvent payer l’engin salvateur. On avisera !. Une consolation : on nous apprend que le facteur, M Bouyoussef, fait la tournée du douar deux fois par semaine à dos de mulet. Mais comme il habite une maison derrière l’école, il rentre chez lui tous les soirs, et dépose chaque jour le courrier aux deux maîtres. Cette nouvelle nous fait l’effet de découvrir un luxe incroyable dans un lieu aussi isolé. Le courrier tous les jours ! Nous apprécierons plus tard cette chance inespérée.


    Le temps presse, et nous réservons à plus tard de découvrir les aspects pédagogiques, c’est notre métier, qu’il nous paraît plus facile d’exercer que de survivre dans des conditions difficiles ; la pédagogie nous en faisons notre affaire, mais la vie quotidienne c’est la problématique pour nous deux, qui avons toujours été soutenus par nos familles ou en pensionnat. Et je n’avais à ce moment là que dix huit ans (je suis né le 27 juin), donc à l’époque mineur. Si j’avais imaginé à cet instant que la rébellion éclaterait quelques mois plus tard je crois que j’aurais reculé devant l’obstacle. je ne regretterai pas plus tard de l’avoir affronté malgré mes craintes, mais sur le moment mon inquiétude était réelle. En tout cas nous décidons de poursuivre aussitôt notre reconnaissance sur Tachouda, ou exerceront Alain et Ahcène. Au revoir donc Mouzlia et à bientôt.


    L'INSTALLATION.


    Fin septembre, gavés de plage et de soleil, il nous faut redevenir sérieux et rejoindre Mouzlia. Paul, venu de La Calle et moi, nous nous retrouvons à Constantine grâce au chemin de fer, chargés de valises et devant l’agence de cars non loin du cinéma Cirta pour ceux qui connaissent le chef-lieu. Nous embarquons dans le car, bondé de voyageurs, tous paysans indigènes, la plupart drapés dans leur burnous traditionnel. Il est probable que peu d’européens ont dû employer ce moyen de locomotion, nous jurons dans le paysage. Il nous faut faire avec la chaleur, la promiscuité, les couffins, mais il convient de dire aussi avec la gentillesse de tous. Je suis sans difficulté leurs discussions sans m’y mêler, mais nous avons tout de même hâte d’arriver, le confort laissant à désirer. Etape à Mila, où nous avons une pensée envieuse pour les camarades qui y sont affectés. C’est en effet un grand centre, relativement peu éloigné de Constantine.


    L’après-midi nous voit atteindre Fedj-Mzala. Nous prenons pension pour la nuit à l’auberge, et nous nous présentons à la commune mixte. L’adjoint de l’administrateur, très aimable, nous promet un véhicule pour nous conduire avec nos bagages le lendemain au poste. Tout se passe comme prévu ce jour là : nous arrivons cahotants devant le bâtiment qui abritera nos existences pendant neuf mois. On nous remet les clefs, au revoir et nous voilà seuls.


    En vérité la foule curieuse des gosses, nos futurs élèves s’agglutine très vite derrière la barrière. Tout au long de mon séjour je serai frappé par cette constatation : on est jamais seul dans le bled algérien : il suffit de s’arrêter et sortent de la forêt, des buissons, des rochers, un, puis deux, bientôt trois curieux alertés par je ne sais quel « téléphone arabe ». Pour l’instant l’essentiel est de s’installer, nous verrons demain pour les présentations. Je n’insisterai pas sur notre installation pratique en rien originale : déballage des affaires, rangement du matériel et repos bien mérité car nous sommes fourbus.


    LA PÉDAGOGIE.


    RASSUREZ vous je ne vais pas me lancer dans une étude comparative des méthodes ludiques de Maria Montessori et de celle de l’effort d’Alain. un mot pour dire combien nous sommes ravis du confort de la classe. Certes, il ne faut pas compter sur l’électricité absente, chacun s’éclairant à la bougie ou à la lampe à pétrole ou à gaz. L’horaire de la classe l’hiver devra tenir compte de cet état de fait et s’arrêter à la tombée de la nuit.


    Mais le matériel pédagogique est abondant et judicieux : livres, cahiers, crayons, cartes murales de géographie de la France et de l’Algérie, craies etc.…il ne manque rien ou presque, car on peut en vouloir toujours plus. Encore maintenant, je me demande si toutes les classes primaires de métropole étaient aussi bien équipées. Sans parler des tables et des chaises neuves, nous avions sous la main tout ce qu’il fallait pour travailler dans de bonnes conditions. Sans vouloir nous jeter des fleurs, c’est ce que nous avons entrepris de faire, en fonction de nos modestes connaissances et de notre expérience élémentaire, et tout au long de l’année le programme a été suivi scrupuleusement, la classe ouverte quelque soit le temps (les élèves courageux, affrontaient la neige et venaient en classe). La seule langue utilisée était le français, comme l’exigeaient les instructions, et les progrès réalisés nous ont comblés de joie à la fin de l’année. D’où ma surprise, il y a peu, d’avoir appris qu’en France même, certains pédagogues conseillaient aujourd’hui d’apprendre ou d’utiliser un langage propre aux banlieues (le verlan peut-être mais je n’en suis pas sûr) alors qu’en pleine brousse algérienne les petits musulmans réalisaient des progrès étonnants et s’exprimaient très convenablement très vite sans manifester la moindre réticence. Il est vrai que les familles soutenaient totalement le « maître » et que nous n’avons jamais eu à affronter que des problèmes banals de discipline. Créé deux ans avant nous l’école possédait trois cours : classe d’initiation et préparatoire (Bertot) et cours élémentaire 1° année (moi-même). Pour l’année suivante le cours élémentaire 2° année était lancé avec un niveau fort convenable. Je dois dire encore mon admiration pour l’ardeur, l’application avec laquelle les enfants de ces mechtas perdues travaillaient et pour l’Éducation Nationale en Algérie qui répandait si loin dans le bled la culture française et l’éducation civique qui allaient alors de pair. D’ailleurs la distribution des prix, organisée solennellement dans l’école en fin d’année, présidée par le Caïd et le président de Djemaa, a recueilli un franc succès, les récompenses étant remises par ces autorités mêmes à la grande joie des élèves…et de nous aussi.


    LE DÉBUT DES ÉVÉNEMENTS D'ALGÉRIE.


    DANS ce qui s’annonçait pour nous comme une expérience exaltante, dans une atmosphère paisible, l’insurrection de la Toussaint devait sonner comme un coup de tonnerre, sans pourtant nous empêcher de poursuivre notre tâche, avec une inconscience totale de la portée de l’événement. nous avons, mon camarade Bertot et moi, puis Claude Stéfanini (un philippevillois) venu remplacer Paul parti au service militaire, continué à donner nos cours sans protection militaire, dispensant des leçons d’instruction civique, faisant chanter la Marseillaise, sans mesurer les risques encourus. Aucun héroïsme là dedans, mais la conviction que la France ferait respecter la loi, que nous ne dispensions, que le bien et que nous étions à l’abri de représailles. Mon expérience ultérieure de la pratique de la guerre révolutionnaire, m’a fait réaliser notre inconscience du danger ; en fait la rébellion ne s’était pas encore étendue suffisamment, et rien donc ne nous menaçait directement. Il est incontestable aussi que la population nous estimait, appréciait l’instruction dispensée à ses enfants, mais si le FLN avait alors connu son implantation ultérieure, nous aurions été éliminés sans scrupule par les révolutionnaires que la population nous estime ou pas.


    Une anecdote pour vous faire sentir quelles étaient à la fois notre confiance, notre inconscience du danger et le risque que nous avons encouru bien involontairement.


    La veille de la Toussaint, nous avions décidé bien normalement, de retrouver un peu de civilisation occidentale et nos familles pendant les quelques jours de congé. Alain Spenatto, accompagné de Khecha est donc venu avec sa juvaquatre nous chercher, Bertot et moi pour rejoindre Djidjelli d’abord pour Ahcène et Philippeville ensuite où j’hébergeais Paul (La Calle était vraiment trop loin).


    Pour couper court et nous fiant à la carte Michelin, nous avons décidé de passer par Rouached, puis plein nord par Tamentout, Texenna, Djidjelli. C’est en effet le chemin le plus court, mais il empruntait une piste dans un premier temps, pour ensuite retrouver le goudron dans la descente sur Djidjelli. Cet itinéraire traverse l’immense forêt d’El Milia, Collo repaire futur de la Willaya 2, longtemps déclarée zone interdite plus tard, où même les militaires ne s’aventureront qu’avec prudence ou des forces importantes. Paysage magnifique du reste, mais quelque peu angoissant. Or nous avons choisi cette route le soir même où se déclenchait la Toussaint rouge. Certes, nous ne le savions pas, et nous n’avons accompli aucun acte d’héroïsme. toujours est-il que ce n’est pas sans un frisson rétroactif qu’au réveil le lendemain nous avons appris que nous étions passés au milieu des coupeurs de routes et de poteaux téléphoniques. Mieux nous nous étions demandés entre Djidjelli et Aïn Khechra pourquoi en pleine nuit on doublait tant de colonnes de civils le long de la route. Pardi ! il s’agissait sans doute de pauvres gens réquisitionnés pour aller sectionner des poteaux ou détruire des ouvrages mais qui ignoraient que nous étions européens.


    Et d’ailleurs ce soir là leur mission n’était pas de s’intéresser à nous. Tout de même, vous avouerez que nous l’avons échappé belle et nous n’avons plus jamais répété l’exercice !


    LA VIE QUOTIDIENNE.


    INCONSCIENTS donc du danger FLN, nous avons vécu les neufs mois de l’année scolaire au rythme des saisons, et de le vie des paysans. Lorsque le temps n’était pas couvert nous pouvions admirer un magnifique paysage champêtre : au loin le « Boucherf » se dressait majestueux, avec une falaise abrupte où nichaient des nuées de vautours. Ailleurs c’était l’ondulation des champs de blé dans les petites parcelles des fellahs ; ou encore le lent déplacements des troupeaux guidés par les jeunes bergers. De temps en temps il nous fallait trouver une vie un peu moins rustique et nous partions sac au dos jusqu’au village, saluer les quelques connaissances que nous avions nouées, dire un mot à l’administrateur. Celui-ci avait astreint au garde-champêtre musulman, drapé dans un magnifique burnous bleu et blanc de nous protéger. Il devait coucher dans la salle de classe, armé de son pistolet et de son courage. Nous lui avons vite dit de rentrer chez lui car c’était une protection illusoire et très dangereuse pour lui. Nous en avons rendu compte à l’administrateur qui l’a admis. Nous revenions du village chargés de victuailles, le plus dur consistant de temps à autre à ramener une bouteille de Butagaz à mains nues sur 6.5 km. Heureusement très vite nous avons eu recours à un jeune du douar, qui moyennant subsides bien mérités, descendait avec son bourricot au village et nous ramenait le nécessaire. De sorte que nos visites à Fedj-Mzala prenaient un caractère touristique, les kilomètres s’avalant facilement à nos âges d’alors.


    A la maison nous avons hébergé dès la fin de l’année le nouveau Caïd du douar, reçu par concours (c’était nouveau) ; il s’agissait de Lehtihet, une ex gloire du football didjellien dont j’avais suivi les exploits lorsque son club affrontait le mien le Racing de Philippeville. Nous avons sympathisé et plus d’une fois longuement parlé « foot » lorsqu’il n’était pas en tournée. Et grâce au facteur dont j’ai déjà parlé au début, je recevais « l’Equipe » avec un décalage, certes mais tous les jours, de sorte que nous étions reliés à la France. Et puis bien sûr il y avait le transistor, indispensable lien ombilical avec le monde civilisé. Je dois dire que tout ceci réuni, travail et occupations, nous faisait passer le temps sans peine et que nous gardons un excellent souvenir de notre séjour.


    LES JOURS FÉRIÉS.


    NOUS ne descendions que rarement au village ; aussi chaque fois que le temps le permettait, nous organisions avec les enfants du village de petits matchs de football sur des terrains de fortune. Eux mêmes essayaient de nous inculquer les notions de leur propre jeu de balle « El Koura » où la balle était frappée et poussée avec un bâton. D’autres fois nous partions en visite de leur douar, notamment au Boucherf dont nous avons ramené un magnifique trophée, dû aux qualités de tireur de Claude Stéfanini (un vautour de 2,4 m d’envergure). Ces jours là j’inversais les rôles et demandais aux élèves qui nous accompagnaient volontairement de me parler en arabe et je leur répondais dans leur langue afin de me perfectionner. J’ai acquis grâce à cela un remarquable vocabulaire qui m’a servi plus tard dans mes commandements de section ou de commandant de sous-quartier. Car allez apprendre en ville la traduction de « vautour », « scorpion », « épervier » et j’en passe. De sorte que s’instaurait entre la population et moi une forme de complicité : au long de la semaine j’enseignais le français, langue officielle, le mercredi ou le dimanche je m’initiais à leur langage. C’est pourquoi j’ai gardé un excellent souvenir de cette année et mes amis et collègues Paul Bertot et Claude Stéfanini, actuellement retraités de l’enseignement, partagent totalement mon avis : je n’ai d’ailleurs écrit cet article qu’après les avoir consultés. Je dois d’ailleurs dire que la population en gage d’estime ne nous a jamais laissé tomber dans les moments difficiles ; à preuve, chaque fois qu’il a neigé si abondamment que la piste était impraticable, ils nous ont apporté galette et couscous pour nous aider à supporter l’isolement. merci à eux s’ils peuvent m’entendre !


    CONCLUSION.


   J 'EN arrive au terme de cette évocation. Je regretterai toujours de ne pas avoir pu poursuivre auprès de la mechta de Mouzlia l’œuvre entreprise. Les événements du 20 août 1955 ont provoqué un soulèvement quasi général ; nous ne pouvions plus sans risque poursuivre cette mission en terre isolée. J’ai été affecté à Gastonville, village protégé par la 4°RIC mon premier contact avec la coloniale. J’ai appris plus tard que l’école avait été brûlée par le FLN pour faire disparaître toute trace de présence française. Triste époque au regard de ce que nous avions entrepris avec l’assentiment visible de la population. Peut-être nos anciens élèves, sont-ils encore en vie après tous ces tourments, se souviennent-ils encore de nos promenades, de nos jeux et de la Marseillaise qu’ils chantaient sans trop de fausses notes ? Je veux espérer qu’il en est ainsi.


    Ce que je viens d’exprimer, je le fais en pensant à tous les instituteurs de l’époque, qui avec beaucoup d’abnégation et d’enthousiasme dispensaient cet enseignement français. Bien entendu mes camarades Spenatto et Khecha ont fait pareil à Tachouda, vivant le même isolement, le même contact avec la population.


    Je l’ai écrit en souvenir de mes excellents camarades de promotion dont je rappelle les noms : Ayad, Baison, Benazzouz, Bertot, Brando, Chibane, Corallo, Khamma, Khecha, Lanchamp, Pellini, Ponset, Rouvière, Sépulcre, Spenatto, Torrès,. Je tiens à rendre un hommage particulier à deux des nôtres morts du fait de la guerre d’Algérie : Khecha Ahcène dit Kaddour, notre vieux complice de Tachouda, disparu dans des conditions inconnues, et Trigault notre major de promotion, tué à la tête de sa section de Légionnaires alors qu’il effectuait son service militaire comme sous-lieutenant.


Roger FIORIO

J’étais instituteur dans le bled